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Un mémorable menu de réveillon





La bâtisse est au fond de l’allée, je la trouve un peu lugubre vue de la grille, aucune lumière, des ombres inquiétantes ; on croirait se trouver devant le manoir de la famille Addams ou de Dracula. Mais pourquoi Maxime a t-il accepté cette invitation le soir de Noël ? Les enfants sont à la montagne cette année, ma chérie, nous n’allons pas rester seuls ce soir-là ! Un collègue nous a gentiment invités, ce sera l’occasion de faire vraiment connaissance.

Moi j’aurais préféré un bon petit dîner au coin du feu en amoureux. C’est la première fois que nous allons célébrer le 24 sans la famille et cela m’angoisse un peu…

La voiture avance lentement dans l’allée, nous nous garons sur le côté. Quelques convives nous ont précédés.

Nous franchissons le seuil, des personnes sont debout dans l’entrée, nous n’en connaissons aucune. La maîtresse de maison nous accueille , elle est affable et chaleureuse formant un saisissant contraste avec sa demeure. Son accoutrement nous surprend, elle porte un diadème représentant les bois d’un cerf, un fuseau en faux daim, et au cou un ruban noir muni d’un petit grelot. La chasse à courre peut commencer !

Et voilà que je me trouve à table à côté de cette étrange hôtesse dont j’ignore tout. Et ce grelot qui tinte ! Dire que je vais l’entendre toute la soirée ; autant s’y faire tout de suite et tenter de l’oublier !

Et maintenant cette femme déguisée en cerf vient de nous apprendre, tout sourire que ce soir la dinde serait remplacée par la biche. Son mari à l’autre bout de la table se lève, salue, annonce qu’il est chasseur. Je sens monter un haut-le-cœur.

Manger une biche ! C’est un guet-apens, comment je vais m’en sortir ? Et Maxime qui affiche un sourire béat comme chloroformé dans un bain de bonheur insensible. Une biche ! La princesse de la forêt, la maman de Bambi , l’épouse de Louis de Funès, « Ma Biiiche ! » Une seule issue : je vais remplir mon assiette de légumes, champignons, salade, tout qui sera à ma portée, ne laissant aucun espace pour le moindre petit morceau carné.

Tout le monde semble pourtant se régaler, se léchant les babines ; il y en a même un qui n’a d’yeux que pour ce qui se passe dans son assiette, le monde n’existe plus pour lui, et sa main dans un mouvement régulier, tel un pendule, va de l’assiette à sa bouche, de sa bouche à l’assiette ; le spectacle m’hypnotise.

Il est tellement concentré sur le morceau de cuissot qu’il n’entend pas le grelot de la maîtresse de maison. Elle se dirige vers la cuisine. Quelques minutes plus tard, un vacarme effroyable retentit, semblant provenir de cet endroit. Celui qui se régale tend l’oreille.

Dans la cuisine tout est fracassé, les piles d’assiettes en porcelaine, les verres en cristal. Les carafes sont intactes mais vides. Au milieu de ce beau désastre un cerf grandeur nature, l’œil brillant, se cabre. Le fumet de sa femelle l’a conduit jusqu’ici. Il l’a reconnue. Elle avait disparu ; il a arpenté les bois sans répit, en vain. Et voilà qu’il l’a retrouvée dans des poêlons, dans des plats, désossée, ficelée, assaisonnée. Les rouages de la vengeance se sont mis en place.

Mais qu’est ce qu’il fout-là ? hurle l’hôte, le fameux chasseur. Il avance puis recule en vitesse car le cerf le charge.

Tous poussent en avant. Sa femme grince entre ses dents : Tu t’en occupes tout de suite !

Mais comment capturer un animal dont les bois atteignent le plafond ? Le cervidé s’est pris au jeu de la situation. Avec application il détruit les meubles de la cuisine si joliment équipée, la suspension en opaline venue à prix d’or de Murano, les plats tout préparés, tout chauds qui attendaient encore d’être servis. Et le tout gît à terre, piétiné par les sabots saccageurs.

Le chasseur se précipite, il a en main un lourd outil trouvé près de la cheminée, il bloque la bête contre un mur et lui assène un coup violent sur le museau. Le cerf s’effondre, assommé. Les autres s’empressent d’aller chercher des cordes pour lui ficeler les pattes ; bientôt le trouble- réveillon est mis hors d’état de nuire. Et ainsi saucissonné il est traîné au- dehors. Le gardien approche le van qui sert pour la chasse, l’animal est hissé à l’intérieur.

Le chauffeur démarre et se dirige vers la clairière ; là, il s’arrête, tous ensemble, ils tirent hors du véhicule le cerf qui commence à se réveiller . Très prudemment, ils libèrent de leurs cordes les pattes avant puis celles de l’ arrière. Le prisonnier bouge lentement la tête, encore un peu estourbi puis d’un bond se redresse et remis sur ses hautes pattes s’élance vers les bois. D’où il était sorti.

Les pourfendeurs encore sonnés par l’équipée reprennent doucement leurs esprits et épuisés par le rude combat remontent dans le véhicule et reprennent la route du manoir.

Les réveillonneurs sur le qui-vive les attendent dans le grand salon, tous, sauf le vorace qui n’a pas laissé une miette du fabuleux festin perdu, mais pas pour lui ; il a tenu à tout goûter même les plats à terre ne l’ont pas rebuté. Il se trouve maintenant devant le buffet de desserts réchappés de l’hécatombe et semble tout de même hésiter sur les choix à faire. L’hôtesse hébétée, le diadème en berne a perdu son grelot et s’est affalée sur le divan.

Maxime qui avait tenu à faire partie du commando est méconnaissable, une manche de sa veste presque arrachée, les chaussures en cuir d’Italie recouvertes de boue, le pantalon maculé, échevelé et l’œil fiévreux. On se croirait dans un film d’épouvante. Finalement ma première impression de la maison était la bonne.

Je n’ai qu’une hâte, quitter ces lieux belliqueux et retrouver mon univers tellement plus urbain, banal où la dinde et la bûche sont finalement très reposantes.

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