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De la façon de marcher


Cela faisait plusieurs jours que Léo scrutait le ciel, de l’aube au crépuscule, du Nord au Sud, d’Est en Ouest, et il ne se décidait toujours pas à partir. Un flot ininterrompu de nuages sombres poussés par un vent aigre menaçait de noyer le paysage. Décidément, avec un temps pareil, il ne pouvait pas se mettre en route. Lorsqu’il s’en allait sur les chemins, c’est surtout la pluie qu’il redoutait, alors, il restait là à attendre que le ciel se montre plus clément.

Entre deux averses, il visitait tous les moindres recoins de son jardin. Son regard s’attardait sur les fleurs, les arbres et les légumes du potager. Les tomates avaient bien donné cette année, les plantes étaient encore chargées de fruits mûrs. Il restait quelques aubergines mais il n’y avait plus de courgettes. Il avait négligé quelques carrés qui étaient envahis d’herbes folles. Avant de partir, il irait voir Marcel, son voisin. Il pourrait profiter des légumes.

Lorsque la pluie redoublait, il errait dans sa maison, faisait l’inventaire de chaque pièce, caressait les meubles, les bibelots. Des flots de souvenirs lui revenaient, les enfants qui avaient grandi et quitté la maison, sa compagne qui n’était plus là. Il passait et repassait inlassablement dans le couloir, près de la porte d’entrée, pour regarder son sac à dos qui l’attendait.

Enfin, après plusieurs jours d’une attente interminable, le grand jour arriva, il poussa le portail, regarda une dernière fois derrière lui, le jardin, la maison. Il alla embrasser Marcel qui guettait son départ depuis sa fenêtre et il se mit en route.

Cela fait maintenant trois jours que Léo marche. Il ressent quelques douleurs aux mollets, aux cuisses et aux épaules mais, dans quelques temps, tout devrait rentrer dans l’ordre. Léo s’éloigne lentement des zones habitées. La plaine a laissé la place aux collines, les routes goudronnées aux chemins de terre.

Deux semaines plus tard, Léo pénètre dans la grande réserve naturelle des hauts plateaux, un désert de lapiaz, de vastes pelouses rases parsemées d’arbustes rabougris, de rochers déchiquetés et de plantes ligneuses peu gourmandes en eau. Un refuge où les marmottes, les tétras-lyres, les aigles royaux, les bouquetins, les loups, peuvent vivre paisiblement à l’écart de la présence de l’homme. Le sentier est balisé par des cairns qui attirent l’attention de Léo. Habituellement, dans les lieux désertiques, ils sont de taille modeste et éloignés les uns des autres. Là, ils sont nombreux et hauts. Mais ce qui frappe Léo, c’est de trouver d’abord une bouteille en plastique, puis un mouchoir en papier, un pansement et tout un chapelet incongru de déchets de pique-nique abandonnés ça et là à proximité du sentier.

Léo poursuit sa route, la pente s’accentue et bientôt se dessine le passage escarpé entre deux versants. Il fera bon prendre un peu de repos au sommet du col, admirer le paysage, respirer tranquillement l’air frais des cimes, avant de basculer de l’autre côté.

Avant que Léo parvienne à la jointure des deux montagnes, il perçoit des bribes de conversations, des éclats de rires, des refrains de chansons. Le col franchi, il se retrouve au beau milieu, doux euphémisme, d’un groupe de faux randonneurs, étalés, avachis sur les rochers, sur l’herbe, dans un désordre indescriptible d’assiettes et de gobelets en plastiques, de bouteilles et de boites de conserves vides. Léo se fraye à grand peine un passage au milieu de ce capharnaüm, de cette foule débraillée qui le frôle, l’oppresse, l’étouffe. Il enjambe des sacs à dos, manque de trébucher sur des bâtons de marche négligemment abandonnés en travers du sentier. Léo avance tête baissée, le regard fixé au sol, il respire mal, sa gorge se serre, son cœur s’affole, ses mains tremblent. Il aimerait disparaitre, se recroqueviller sur lui-même, entrer dans une coquille, ne plus rien voir, ne plus rien entendre. S’échapper, s’envoler, se diluer dans l’espace.

« Etoile des neiges, mon cœur amoureux … » Tiens, celle-là, il y a bien longtemps que je ne l’avais pas entendue. Est-il possible de chanter aussi faux. Comment peut-on hurler à tue-tête au milieu des montagnes. Les marmottes doivent se boucher les oreilles au fond de leurs terriers. Et voilà qu’on enchaîne maintenant avec « C’est à boire, c’est à boire qu’il nous faut » accompagnée de gloussements, de cris, de tintements de gourdes qui s’entrechoquent, de jurons, de gestes suggestifs.

Souffle court, bouche sèche, Léo presse le pas. Partir. Loin. Très loin. Etre seul. Enfin !

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