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Contes en atelier : Le clochard de la ligne 8



Peu de monde s’arrête devant les clochards. Par compassion, gêne ou indifférence. Lui ne déroge pas à cette règle. Mais les pièces tombent tout de même dans sa timbale posée sur le sol : à cause de l’accordéon. Cet instrument dont il joue en permanence, c’est comme un troisième bras poussé miraculeusement. Dans son monde de misère ce n’est pas rien. Peut-être les pièces tombent elles plus dru en raison de son apparence physique ? Visage plus repoussant, nul n’a jamais vu. Même les compagnons clochards, pourtant peu regardants, ont du mal avec celui-là. Son habitude de lever les yeux vers les néons quand il est en train de jouer n’aide pas. Par une curieuse anomalie, seul le blanc des yeux luisant et veiné de bleu est visible quand il est dans cet état. Sans doute est-ce la raison pour laquelle les passants ne s’attroupent pas devant lui, comme cela se fait parfois dans le métro. Mais un phénomène particulier s’est dessiné au fil des ans. Les usagers ralentissent leur marche dès que les premières notes les effleurent en haut du couloir de la station. Leurs pensées vagabondes se font happer par les sons ensorceleurs. La grâce coule dans leur âme et les pièces giclent de leur porte-monnaie.

Quand il n’envoûte pas les passants, cet homme boit pour oublier sa solitude. Un 24 décembre, plus saoul que de coutume, et alors qu’il s’apprête à s’installer pour la nuit, il remarque une jeune femme qui tire une énorme valise à roulettes. Sa silhouette, son allure hautaine, lui rappellent quelqu’un ou quelque chose dans la masse confuse de son passé. Bouleversé, le cœur battant il la suit. Il marche sans se rendre compte de là où il se rend. Les couloirs se succèdent, de plus en plus déserts, de plus en plus sombres. Elle le mène avec son mastodonte à roulettes. Il se demande à plusieurs reprises si elle n’est pas simplement une ombre surgie de ses pensées avinées. Après de multiples détours il ne la voit plus, il n’entend même plus les roulettes. Il l’a perdue et lui-même ne sait comment poursuivre son chemin. Acculé devant la sortie condamnée d’une voie désaffectée il cède à l’angoisse. Serait-ce là le terminus pour lui?

Mais la jeune femme apparaît soudain, ses yeux brillent d’une lueur étrange. De nouveau il a l’intuition qu’elle a eu un rôle important dans sa vie d’avant, ce passé si opaque.

Eh bien, beau prince, tu ne me reconnais pas ?

Je ne sais plus qui tu es mais je sais que tu as compté pour moi dans ma vie d’avant.

Elle éclate de rire.

Oui, j’ai eu un grand rôle dans ta vie. Je suis un des maillons à l’origine de la métamorphose que tu as subie. J’ai été envoyée pour te dire que le maléfice peut s’achever cette nuit à une condition.

« Maléfice », le vieil homme ne comprend pas. La femme, peu observatrice et très fière de son statut, ne s’en rend pas compte.

Veux-tu retourner dans le passé ? Etre de nouveau le plus riche, le plus jeune et le plus séduisant des princes, voir toutes les femmes folles de toi à en perdre la raison ?

Le vieux clochard sent la sueur perler à son front. Les mots proférés ne font que l’effleurer. Leur sens a du mal à percer. Sa vie d’avant, il ne s’en souvient pas et n’est pas sûr de le vouloir. En fait cette valise énorme qui gît aux pieds de sa maîtresse maintenant accapare davantage ses pensées. Il a l’intuition qu’elle contient les mystères de ce passé évoqué par la femme et il sait qu’il ne faut surtout pas qu’ils s’échappent.

Si tu le souhaites, ton vœu sera exhaussé mais sache qu’il y a une condition.

Une condition.

La femme ne se rend pas compte que le vieillard ne fait que répéter le mot et que sa voix a tremblé. En effet il se sent exténué et le contenu de la valise l’inquiète tant. Son cœur bat la chamade à l’idée qu’il pourrait se déverser.

Sache que si tu choisis de redevenir le prince charmant d’antan, jamais plus tu ne pourras être transporté par ta musique. Jamais plus, tu ne joueras du moindre instrument.

Les derniers mots de la femme lui parviennent à peine. Il imagine que la valise s’ouvre, il suffoque et s’effondre.

La femme, mi fée, mi sorcière, n’avait absolument pas prévu cette issue. Tout comme elle n’avait pas anticipé les effets de cette vie très dure sur les fonctions cognitives du prince. Elle n’a pas le pouvoir de faire reprendre conscience à un vieil homme affaibli, qui plus est, en mal d’amour sincère. Elle ne fournit que des ersatz d’amour qui ne feraient pas l’affaire. Agacée de ne pas voir aboutir à son terme l’opération dite maléfice, elle s’envole et laisse là le vieil homme entre la vie et la mort.

Ce corps tassé sur le quai d’une voie désaffectée n’aurait peut-être pas été découvert avant des lustres si Valentine Samu n’avait veillé au grain. Usagère de la ligne 8 depuis des années, et envoûtée de la première heure par les sonorités de l’instrument, Valentine Samu, médecin urgentiste de garde, comme tous les 24 décembre, en raison de son statut de célibataire senior, sans famille, avait remarqué avec stupeur que son cher accordéoniste déambulait l’air égaré dans les méandres du métro désert. Et l’avait suivi.

A l’hôpital, elle s’occupe de lui personnellement puis l’invite chez elle. Depuis il ne travaille plus qu’à mi-temps (aux heures de pointe) et tous deux apprécient leur nouvelle vie en colocation.

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