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Portrait d'une ambition

Unique héritier d'une riche famille du Comté de Kent, Mr Richard Turner, songeait à prendre épouse. Certes les beaux partis ne manquaient pas dans la contrée, mais parmi les jeunes filles de son rang, seule une avait trouvé grâce à ses yeux. Miss Mary Spencer.

Un visage aux traits fins, un long cou flexible, des cheveux bruns bouclés, un teint de porcelaine, et de grands yeux, bleu d'aquarelle.

Son apparente fragilité lui donnait un charme fou, et son allure élancée, une distinction naturelle.

Selon le désir de l'heureuse élue, c'est en grande pompe que l'on célébrerait leur mariage.

Ainsi, par un beau samedi de mai 1860, les cloches de la petite église de C* sonnaient à toute volée, et des quatre coins du comté, affluait toute la Gentry.

De retour de voyage de noces, le couple s'installait dans son manoir au cœur du domaine. Dans le Kent rural. Depuis les fenêtres on pouvait voir à perte de vue vallons, collines, et forêts.

C'était une demeure de caractère. Avec soubassement de pierre, façades à colombages, et pans de bois enduits à la chaux. Et puis partout, azalées pourpre, lilas, massif de rhododendrons aux fleurs éclatantes, roses anciennes odorantes, et glycines en généreuses cascades.

Richard Turner, devenu propriétaire, avait confié l'entretien des terres et du cheptel à un homme d'expérience, John Bush, réputé honnête et, qui pour mener à bien sa tâche, avait dû employer bon nombre de domestiques.

Par le bail, il avait été convenu que les bénéfices seraient partagés entre les deux associés. Et comme il était d'usage, une part plus importante reviendrait au fermier.

Mais, malgré son jeune âge, Mary Turner, qui n'approuvait pas les termes de ce contrat, avait très vite compris tout l'intérêt quelle aurait à veiller de près à la gestion du capital d'exploitation.

Insidieusement, elle œuvrait aux fins d'en évincer le fermier.

Chaque matin, son cheval sellé, elle montait en amazone et partait faire la tournée de la ferme. Puis rendait visite au métayer, l'assénait de critiques, et formulait ses exigences. Tout cela dans un seul but, justifier les retenues sur les bénéfices à venir.

Mais un heureux évènement l'avait contrainte à suspendre ses courses à travers champs.

En Juillet 1863, Mary mettait au monde des jumeaux, Charles et Henry, qu'elle s'empressait de confier à une nourrice installée à demeure.

Le répit du pauvre fermier n'avait duré que quelques mois !

Sitôt remise de couches, se souciant peu de ses progénitures, Marie Turner reprenait ses chevauchées matinales et ses inspections. Et pour rattraper le temps perdu, se montrait de plus en plus présente sur les terres. Du fermier, John Bush, exigeait toujours plus. Améliorations agricoles. Acquisition de races de bétail spécialisées. Et pour baisser le coût de la main d'œuvre, son remplacement par des machines outils. Parallèlement, elle augmentait les loyers !

Mais malgré ces mesures, les bénéfices déclinaient. Intempéries sur de longues périodes. Mauvaises récoltes. Pourrissement des fourrages. Les moutons, refusant de les manger, mourraient de faim en grand nombre !

Pourtant, la jeune femme, ne s'avouait pas vaincue. Lectrice assidue de la presse mondiale, se tenait informée de l'actualité. Surtout des faits divers.

1867. Stupéfiante trouvaille ! Un diamant. Déniché par un enfant sur la berge de la rivière traversant la ferme familiale… Dans une localité d'Afrique du Sud, située à 120 km au sud de Kimberley…

Au printemps de la même année, Mary entraînait Richard Turner à l'Exposition Universelle de Paris. Il lui fallait contempler cet objet de convoitise, une fabuleuse pierre de 21.25 carats, pertinemment appelé Eurêka !

De retour, son engouement décuplait. Et la lecture assidue de la chronique « Ruée vers le Diamant» nourrissait son imaginaire.

1869. Fabuleux ! Une gemme de 83,5carats. L'Étoile d'Afrique du Sud". Découverte par un jeune berger africain...

1871, Inouï ! Au sommet d'une petite colline… Dans le même secteur que le premier…encore trois …

Ambitieuse, Mary Turner rêvait, depuis toujours, de s'expatrier avec mari et enfants. Pour ne pas amputer sa fortune, en secret, et depuis toujours, amassait un pécule, qui leur permettrait d'assumer les frais du voyage et de l'installation.

À présent, L'Eldorado se dessinait. Le projet prenait forme.

L'Afrique du Sud… Le Cap... Kimberley… Une ferme… Avec une grande mare… non plutôt avec une rivière… On trouverait des diamants… et au bout la fortune !

Juillet 1870. Sept ans s'étaient écoulés depuis la naissance de ses fils, Charles et Henry ; pourtant Mary n'avait tissé que très peu de liens avec eux. Par contre, ayant soigné ses relations dans la Haute Société, venait d'être adoubée "Lady" par le roi Edouard VII.

Cette éternelle insatisfaite, pour paraître avantageusement dans le beau monde, se rendait, régulièrement à Paris. Chez les plus grands couturiers. En revenait chargée de cartons: Chapeaux, gants, éventails, châles, ombrelles, tenues de ville, d'après-midi, du soir. Robe de bal…. Pour chaque moment de la journée. Pour la moindre occasion.

Malgré, sa fortune qui se montait à présent à la coquette somme d'un million de livres, Lady Mary s'employait à convaincre son époux d'adhérer à son projet.

Invoquant les mauvaises récoltes, l'état désastreux des comptes d'exploitation, et lui faisant miroiter cet ailleurs où les richesses étaient à portée de main, finalement, elle parvint à ses fins.

On vendit les terres ancestrales. On prépara les malles On fit ses adieux aux amis. Rien ne devait être laissé au hasard. Lady Mary régentait tout !

Novembre 1870, le navire en partance pour l'Afrique, glissait sans bruit, s'éloignait lentement du port de Southampton, laissant derrière lui des ondulations lentes et molles….

C'était le matin. De gros nuages sombres planaient ça et là. Il faisait froid. Sur le pont, dans cette grisaille de Novembre, la famille Turner au grand complet.

Lady Mary, accoudée au bastingage savourait ce moment. Désormais l'Afrique du Sud n'était plus un mirage.

Richard Turner, les yeux embués de larmes, attirait contre lui Charles et Henry. Chacun agitait un petit mouchoir blanc pour dire adieu à ce pays qui les avait vus naître. Et qui déjà leur manquait…

Décembre 1870. Après dix-sept jours, avec une escale à Madère, le navire accostait enfin au Cap, Afrique du Sud.

À peine débarquée, la famille Turner était saisie par la chaleur. Ici c'était l'été austral ! La température avoisinait 28°. Tous allaient devoir s'acclimater.

Lady Mary décida que l'on ferait une halte dans cette ville avant de poursuivre l'expédition. Quelques jours de repos seraient les bienvenus. Elle en profiterait pour organiser le voyage en train jusqu'à Kimberley. Puis leur transport jusqu'à Gnessi. Engagerait des porteurs. Il y avait les effets personnels, l'approvisionnement. Et les malles…

Habitués à la riante campagne anglaise, le nez collé contre la vitre du compartiment, les jumeaux regardaient, ébahis, défiler ce paysage chimérique.

La féérie du désert ! Les insolites aloès arborescents, auréolés de pourpre et d'or, dans le ciel embrasé, et les arbustes nains, la flore succulente, les épineux caressés par les lueurs rousses et changeantes du soleil mourant.

Inquiet, Richard Turner se demandait quel serait leur quotidien dans cet univers inhospitalier. Sans pluies ! Mais où, le vent, lui avait-on dit, soufflait parfois très fort…

Quant à lady Mary, ses soucis étaient autres !

Après avoir bravé chaleur torride, poussière, mouches et moustiques, Les Turner arrivaient enfin au terme de leur périple. À Gnessi. Au sud de Kimberley. Une région semi-désertique, située dans une vallée cernée de montagnes. Le Petit Karoo. C'est là que désormais ils allaient devoir vivre.

La colonie blanche de la localité les avait accueillis chaleureusement, et s'était empressée d'organiser une petite fête de bienvenue.

Sur un feu de bois, on avait fait griller des viandes traditionnelles, du porc, du bœuf, mais on avait tenu à leur faire goûter aussi de la viande d’autruche et un peu d'Amadumbe, purée à base de fameuses patates douces, " les pommes de terre des Tropiques". Le tout arrosé de bière du pays. Et pour finir un pudding Malva, accompagné de thé Rooibos, une boisson d'un rouge éclatant!

L’allure et la beauté de Lady Mary avaient illuminé cette soirée et en avaient séduit plus d'un. Cependant certains colons avaient décelé dans ses propos, et parfois dans son regard, un je ne sais quoi de déplaisant qui détonait avec son apparente douceur…

Cette nuit-là, les enfants perturbés par toutes ces péripéties, avaient eu un sommeil très agité. Leur père avait passé la nuit à leur chevet pour les apaiser. Mary devant se lever très tôt pour s'occuper de "sa petite entreprise" avait souhaité ne pas être dérangée.

La ferme, acquise au prix fort, à cause de "sa terre bleue", gage de richesses, typique des anciennes cheminées volcaniques, était traversée par une rivière.

.Après tant de fatigue, de tribulations, de sacrifices, l'aventurière était déterminée à atteindre le but qu'elle s'était fixé.

C'était la saison sèche. Bonne période pour la prospection alluvionnaire. Il lui fallait recruter de la main d'œuvre locale. Bien adaptée au climat. Robuste. Nombreuse. Et peu onéreuse. Donc un bataillon d'indigènes… Pour une durée de cinq mois… Et les gages dépendraient du nombre de gemmes extraites. C'était à prendre ou à laisser ! Un grand silence s'en suivit et les fouilles commençaient sous une chaleur cuisante ….

Un mois plus tard…. Lady Mary se sentait lasse, confusément lasse comme à l'approche d'un grand malheur. Fidèle à ses habitudes, elle se dirigeait vers la véranda. Épuisée, elle se laissait tomber dans le rockingchair, et machinalement, se balançait. Le ventilateur au plafond brassait l'air chaud de l'après-midi. Les mouches tournoyaient nombreuses. Malgré leur bourdonnement, Lady Mary finissait par s'assoupir.

Mais pendant ce somme, les craintes, les peurs, les angoisses refoulées depuis son arrivée ressurgissaient. La propriété envahie par des hordes de prospecteurs poussiéreux et barbus, en guenilles. Tous armés. Un révolver ou un poignard à la ceinture. Vociférant. Brandissant des pelles et des pioches. Il y en avait partout ! Sur les terres. Les berges. Dans la rivière. La demeure. Fouillaient, buffets, tiroirs armoires. Vidaient tous les contenants. Éventraient matelas et coussins. Au passage, s'emparaient des alcools… Soudain, une ombre sur le mur, furtive… haute silhouette sombre, féline… celle de Samba ! Lui, ici ? Mais pourquoi ? Celui-là, indigène si arrogant, embauché pour la prospection alluvionnaire…dès le premier jour, elle l'avait remarqué… ce port de tête… ce regard… n'avait jamais réussi à lui faire baisser les yeux. Malgré les brimades et les humiliations. Un frisson parcourait la jeune femme à présent. Entre ses paupières mi-closes elle était éblouie ! Aveuglée ! Un éclair métallique. Une lame étincelante virevoltait au dessus de sa tête. S'abattait sur elle. Pénétrait dans sa poitrine. Profondément.

UN MEURTRE MYSTÉRIEUX

De notre correspondant particulier :" Mary Turner, épouse de Richard Turner, fermier à Ngessi, a été trouvée assassinée hier matin, dans la véranda sur le devant de la maison.

"Le domestique, qui a été arrêté avoue être l'auteur du crime dont les mobiles n'ont pas été découverts. On présume que le coupable a agi poussé par la cupidité."

Bien que le journal ne fît aucun commentaire, le fait divers sous son titre sensationnel, ne dut pas manquer d'attirer l'attention de nombreux lecteurs dans le pays tout entier, mais l'indignation qu'ils éprouvèrent n'était pas exempte d'une sorte d'obscure satisfaction à voir les faits leur donner raison :

N'avaient-ils pas prévu depuis longtemps le drame qui venait d'éclater ? Tel est le sentiment des blancs chaque fois qu'un indigène vole, assassine ou commet un viol.

Et la page fut tournée.

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