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LA BARAKA


Arrêt sur image.

Une salle enfumée. Pas de fenêtres. Ici et là, des lumières artificielles.

Au fond, une porte entrouverte; on aperçoit un piano à queue. Et suspendues dans l'air quelques notes de soul-musique.

A droite, derrière une tenture, un espace à poker.

En ombres chinoises, se profilant sur la toile, une table ovale et deux silhouettes accoudées à chaque bout.

Figé dans l'instant, un moment crucial du jeu. Deux joueurs s'épient, se jaugent, s'affrontent.

Celui de droite avec devant lui sa mise, un important monticule de jetons. Tapis !

Face à lui, son adversaire, un homme svelte à la haute stature. Il porte un chapeau. Et des cheveux mi-longs, attachés sur la nuque en catogan. Les manches de sa chemise sont retroussées. Il serre entre ses dents un énorme cigare. Les paumes des mains en avant, doigts en éventail, il pousse, vers le centre de la table, un gros tas de plaquettes. Je suis !

~♠~

Après une nuit de forte tension, l'homme la mine défaite, la cravate en bataille, se retrouve, hagard et déboussolé, au milieu de la foule des fêtards sur le Strip illuminé de Las Vegas… une atmosphère loufoque et délirante. Quelle heure peut-il bien être ? Machinalement, il jette un œil à son poignet. Ma ROLEX ? Mais que je suis bête ! Je viens de la laisser en gage sur la table de jeu...

Alors lui reviennent en mémoire toutes les lettres de créances. Il a tout hypothéqué : Son Harley-Davidson, sa Jaguar de l'année, son duplex à Paris, sa start-up florissante…

Ruiné ! Ce soir, il faut que je me refasse à tout prix…

Il explore la poche de son jean, en extrait une poignée de dollars qu'il fait sauter dans le creux de sa main. Le contact des pièces, leur éclat, leur cliquetis le font vibrer. Le poing refermé sur ce peu qui lui reste, un éclair dans les yeux et le geste vengeur, il rajoute : À nous Las Vegas !

~♥~

En d'autres temps, il aurait parcouru le Strip, entre les gratte-ciel et aurait tout apprécié :l'ambiance musicale, les animations lumineuses géantes, les spectacles aquatiques démesurés. C'est dans les plus grandioses casinos, au Bellagio, au Wynn ou encore au Caesars Palace qu'il serait allé tenter sa chance, mais ce soir il n'en a plus les moyens …

Il balaye d'un coup œil les prospectus que des rabatteurs de clubs viennent de lui fourrer entre les mains ; les froisse les uns après les autres.

Soudain, une publicité retient son attention :

Tiens "LE BARAKA"… Mais c'est un nouveau celui là… Je ne le connais pas. " UN DOLLAR SUFFIT !" … " UN CONCEPT RÉVOLUTIONNAIRE !!!"

Allons pour le BARAKA !

~♦~

Ruiné, possédé par le démon du jeu, comment ne pas succomber à cet appel, d'autant plus que sitôt le seuil du Club franchi, l'homme est ébloui par le design des lieux.

Une salle spacieuse. Un éclairage subtil qui joue avec les arabesques aux éclats métalliques du décor mural. Tout autour des machines aux lignes épurées. En sourdine un air de blues.

Et puis, il y a Miss Baraka, une blonde sublime au carré parfait, à la chute de reins vertigineuse qui vient l'accueillir. De sa voix irrésistible, teintée d'un léger accent américain : Bienvenue à La Baraka, monsieur! Entrez. Vous ne le regretterez pas. Ici, si vous êtes inspiré, avec un dollar, vous pourrez gagner votre poids en or mais…

L'homme pressé, n'entend que la première partie de son discours. Quelques dollars lui brûlent encore les doigts. Un seul poste reste libre.

Le voilà déjà installé devant la machine.

En préambule, sur l'écran tactile, une fiche à compléter, puis le règlement qui défile ; sans même le lire, il en accepte les conditions, et signe…

Le joueur se frotte les mains, engage la première pièce dans la fente de la machine. Perdu !

Puis la deuxième… La troisième… la quatrième… Perdu !

À ce stade, l'homme n'est plus si sûr de son affaire. Ses mains deviennent moites, il transpire à grosses gouttes, s'éponge le front.

Fébrilement, il engage sa cinquième pièce. Rien !

Nerveusement, Sa sixième. Rien !

À présent sa chemise trempée de sueur lui colle à la peau.… Après avoir bu quelques gorgées d'eau, respiré un bon coup, il se décide enfin et regarde anxieux, la machine avaler son ultime pièce…

~♣~


Sans illusion, sans même jeter un œil à l'écran, l'homme tourne déjà les talons. Alors qu'il s'apprête à quitter les lieux, la machine soudain se met à vibrer étrangement. Une salve d'applaudissements envahit l'espace. Des bravos lui parviennent des quatre coins de la salle.

Et sur l'écran, s'affiche :

BRAVO ! VOUS VENEZ DE GAGNER VOTRE POIDS EN OR !

Sous une pluie de confetti, féérie lumineuse, Miss Baraka vient le rejoindre et de sa voix suave lui dit : Félicitations monsieur Dupré ! Vous êtes notre premier gagnant depuis l'inauguration de notre nouveau concept…

Le directeur de La Baraka, sort de son bureau, arrive les bras tendus, lui donne l'accolade. Les photographes sont là. Les flashes crépitent. Un serveur en smoking apporte le champagne.

Comme il se doit, on prend le temps de célébrer l'évènement puis le moment venu, l'hôtesse lui glisse à l'oreille :

Si vous le voulez bien, Monsieur Dupré, à présent nous allons vous remettre votre gain. Suivez-moi je vous prie…

"L'heureux gagnant" n'hésite pas une seconde, et lui emboite le pas. Jusqu'à une sorte de cage de verre, aux vitres opaques.

Pensant qu'il ne s'agit là que d'une étape obligée du protocole - la pesée - il pénètre confiant dans la cabine.

L'hôtesse referme la porte sur lui, actionne les commandes et lance le processus…

Dès lors, plongé dans la pénombre, l'aventurier ne maîtrise plus rien ! Il commence à éprouver des sensations étranges, comme des fourmillements. Ses muscles, sa peau sont en train de se rigidifier. Son corps est de plus en plus froid. C'est clair, son organisme est en train de se métamorphoser…

~♠~

Quelques jours plus tard, le jeune homme se retrouve dans son duplex, dans le XVIème à Paris, prisonnier dans son double en or massif.

Sa vie n'est plus tout à fait comme avant. Terminée la bohême-bobo !

Sa nouvelle condition physique le contraint au confinement car il appréhende le regard des curieux, et redoute le harcèlement des journalistes.

De toutes parts on sollicite cet étrange humanoïde :

Le Tout-Paris, pour ses dîners en ville. La presse people pour des reportages- photos Les chaînes de télévision pour son témoignage… Les maisons d'édition pour le récit de son incroyable aventure. Les scientifiques pour des expérimentations…

Et même les grands couturiers qui le verraient bien mannequin-vedette de leurs défilés.

Pis encore, du fait de sa valeur intrinsèque, il est très convoité par la pègre, et menacé d'enlèvement à tout moment. Il craint pour sa peau tout simplement …


~♦~

Jusqu'au jour où une horde d'huissiers se présentent. Ils ont eu vent de l'histoire de ce gagnant de Las Vegas qui a osé, le premier, tester un fabuleux concept de machine à sous. De son identité, révélée par la presse…

L'humanoïde, lui non plus, n'a pas oublié sa dette. Embarrassé, il leur ouvre la porte.

Entrez Messieurs, je vous prie…

Sur le coup, les créanciers restent cloués sur place.

Ils ont face à eux un être bien vivant, sorte d'automate de belle taille, parfaitement articulé jusqu'à la dernière phalange. Chaque segment de son corps est de l'or massif. Façonné identique à l'original. Le visage aussi a été fondu dans le précieux métal. Les traits sont figés mais surprenant, les yeux, eux, sont mobiles et très expressifs. Si le front reste lisse, le regard, lumineux, trahit, lui, une grande anxiété et à certain moment de l'effroi !

Car sitôt l'instant de stupeur passé, les hommes en noir brandissent leurs lettres de créances, et le somment d'acquitter sa dette : A présent vous êtes solvable Monsieur Dupré, vous devez donc nous régler tout ce que vous nous devez ! Et sur le champ…

Le malheureux tente de leur expliquer la situation : Je suis harcelé, menacé de rapt, je vis reclus dans mon appartement, je ne peux plus travailler et mes comptes sont dans le rouge... il faut me laisser un peu de temps…je vous promets…

Les huissiers ne veulent rien entendre. Ce plaignant en or massif ne les émeut point ! Montrez-nous votre coffre-fort… Allez ouvrez-le !

Mais il est vide ! Tout ce que je possède est mon pesant d'or…

Excédé, le plus vieux se tournant vers ses confrères, décrète :

Ça n'est qu'un mauvais payeur ! Visiblement, il se moque de nous…, et il rajoute :

Eh bien ! Il n'a qu’à payer de sa personne…

Alors furieux, dans un même élan, les rapaces se ruent sur le pauvre riche …

Dans une nuée de poussière aurifère, couleur d'orange sanguine, et partout des giclées d'or liquide tous se livrent à une incroyable curée.

Dans la mêlée, on se bouscule, on se dispute. Chacun veut sa part de l'Humanoïde d'Or.

On arrache. À qui un bras ! À qui une main ! À qui un pied ! En voilà un qui brandit son trophée, un scalpe d'or!…Mais ça ne leur suffit pas…À présent on le décapite, puis on extirpe les yeux et on exhibe. À qui un globe rutilant …À qui deux billes d'or dans le creux de la main.

Enfin, les plus malchanceux se contenteront d'une poignée d'osselets…en or massif tout de même !

*~♣~*

Depuis le début de cette aventure, Julien Dupré, aveuglé par l'appât du gain, a tout occulté. Jamais il n'a eu le sentiment de servir de cobaye. Même quand, après avoir été manipulé par l'opératrice dans la cabine, la présence d'un corps étranger, sous la peau, derrière son oreille ne l'a pas inquiété. Il n'a pas posé de question.

Ce qu'il ne sait toujours pas :

Primo, que cette puce a contrôlé toutes les étapes du processus de la métamorphose auquel il a été soumis.

Secundo, qu'elle est programmée pour être inactive dès lors qu'elle n'est plus dans l'organisme. Le processus se déroulant alors à rebours.

~♦~

Julien Dupré - enfin, ce qu'il en reste… un être inconsistant, mais conscient de son schéma corporel et bien vivant tout de même ! - a refermé la porte derrière la meute.

Ils ont tout emporté : l'or, et avec l'or la fameuse puce…

Soulagé d'un grand poids, du précieux métal certes, mais sa liberté, retrouvée, le jeune homme reprend enfin goût à la vie.

Déjà il ressent des fourmillements dans la plante des pieds, les mollets, les cuisses… puis des crampes, dans la paume des mains, les avants bras, les bras…et un relâchement des masséters.

Au fur et à mesure, Julien Dupré retrouve sa forme humaine…

~♦~

À présent, confortablement installé dans son canapé, le jeune homme sirote un bon vieux whisky et fume un petit joint… Ses paupières deviennent de plus en plus lourdes. Peu à peu, il sombre dans un profond sommeil. À présent, il rêve…


~♣~

Un nuage sombre. Des rapaces qui s'éloignent avec dans leurs serres des lingots d'or…

Une porte se referme…

Sur un parquet poudré d'or, épars, un ruban noir. Celui


de son catogan…

Et flottant dans la pièce, une silhouette : Un chapeau, il reconnait son Fedora ! Sa chemise aux manches retroussées, sa cravate, son jean et ses mocassins vernis…

Léger, léger, léger, le golden boy fou de joie danse ! Danse ! Danse encore et encore…


Mais soudain, apparait un ciel empourpré. Des rapaces le traversent avec dans leurs serres des lambeaux rouge sang.


~♥~

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