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UNE SECONDE VIE


Manuel, âgé d’une cinquantaine d’années était assis à une table de poker. La tête penchée en avant, il maintenait entre ses mains charnues, un jeu de cartes. Des cheveux bruns couvraient son crâne. Il portait une chemise blanche. Sous son col ouvert, une peau brune se dévoilait, velue. Une tension pesait dans chacun de ses doigts. De nombreux jetons étaient posés au centre d’une table, recouverte d’une nappe ronde. Les yeux figés clignaient légèrement, puis la tête et les mains se mouvaient. La partie se terminait. En dix ans de jeu, pour la seconde fois, il avait gagné le jackpot. Il se leva et annonça :

Les gars, je vous laisse, j’ai une mission à accomplir.

A la caisse, il changea ses pions en billets. Il les rangea et les tassa dans un sac à dos. Toutes les poches remplies, il longea le comptoir et quitta le bar.

Le barman composa un numéro de téléphone :

Il vient de partir. Il est à votre recherche.

Fred, merci de m’avoir prévenu. Je m’en occupe. Tu sais…

Quoi ?

J’attends ce moment, depuis si longtemps.

D’un air compatissant, le serveur répondit :

Je sais mon gars… je sais…

Le joueur récupéra dans la poche de son jean, une photo vieillie d’un jeune garçon de six ans. Il entra chez un commerçant, montra le cliché et demanda s’il le reconnaissait. Il continua ses recherches chez un autre. Les heures s’écoulaient vaines. Aujourd’hui il avait bien changé, c’était un adulte de trente ans. Il se promettait d’accomplir sa mission. Il ne reviendrait pas dans cette salle tant qu’il ne le retrouverait pas. Avec tout cet argent, il aurait pu réserver dans un hôtel de luxe, manger et boire à volonté. Au lieu de cela, il dormait dans la rue. Son sac précieusement serré tout contre lui. Il somnola près de la gare de Nantes et une autre nuit dans une usine abandonnée. Là, il y était resté quelques heures, des jours peut-être. Il avait utilisé quelques billets pour acheter des sandwichs.

Un matin qu’il marchait lentement, traînant ses godasses un peu usées, il fut interpellé par deux individus aux regards sombres, qui arrivaient face à lui.

Vous êtes bien Monsieur Manuel SCOTTY.

Oui, dit-il d’une voix affaiblie et intriguée.

Suivez-nous.

Pourquoi vous suivrais-je ?

Quelqu’un vous attend. Il nous a demandé de venir vous chercher.

Mon Dieu ! C’est mon fils ! C’est bien lui, n’est pas ? C’est bien lui ?

Les deux hommes, sans un mot, le prirent de chaque côté par les bras et avançaient d’un pas rapide.

Eh ! Lâchez-moi ! Ce n’est pas la peine de me traîner ! Je peux marcher.

Les deux individus relâchèrent leur étreinte.

Ça va ! Je vous suis.

Manuel espérait tant voir son fils et regrettait toutes ses années où il avait été absent. Ce foutu jeu de poker lui avait fait perdre la tête. Il ne pensait qu’à ça. Gagner de l’argent, à tout prix. Il avait déjà eu l’occasion de récolter une belle somme qu’il aurait pu utiliser pour le bien-être de sa femme, de son enfant et pour lui-même. Au lieu de cela, il l’avait rejoué jusqu’à la ruine. Il arrivait à trouver des petits boulots, dans la restauration et grâce à son certificat d’aptitude professionnelle de mécanicien, il avait pu être embauché chez des concessionnaires automobiles. Son comportement de flambeur ne lui permettait que de survivre. Après le sixième anniversaire de son fils, Manuel, honteux et drogué du jeu, ne pouvait concevoir de s’arrêter. Il savait qu’il les faisait souffrir. Fuir, quitter sa famille avait été son choix. Il pensait qu’ils seraient plus heureux sans lui.

Eh ! Oh ! Doucement !

Ils l’avaient légèrement bousculé pour entrer dans une limousine blanche. Il observait la banquette en cuir rouge sur laquelle il était assis.

Moi aussi, j’aurais pu en profiter, de tout ce luxe ! songeait-il désappointé.

Il serrait contre lui son sac rempli de liasses.

Ça va changer mon fils. Ne t’inquiète pas. J’arrive.

Il ne savait pas depuis combien de temps il était dans ce véhicule. Confortablement installé, il pouvait y rester encore de longues heures.

Bientôt, tu seras heureux, mon garçon, je te le promets.

Quelques années plus tôt, il avait fait des recherches infructueuses. Le vice accaparait davantage ses pensées. Aujourd’hui, son objectif était de revoir son fils.

Vais-je le reconnaitre ? Il doit être un beau jeune homme. A-t-il un travail ? Est-il marié ? J’espère que je ne lui ai pas transmis le virus du jeu. Il n’entendait pas les deux individus positionnés devant près du chauffeur. Un habitacle insonorisé le séparait d’eux. Le ronronnement de la voiture le fit somnoler.

Quand il ouvrit les yeux, il était toujours assis dans la limousine, qui stationnait. Son sac était sous son bras. Il allait enfin retrouver son fils, il jubilait.

Une femme d’une quarantaine d’années, un chignon attaché sur la nuque, avec un regard enjoué entrouvrit la porte. Manuel la salua d’un hochement de tête et vit les deux hommes s’éloigner du véhicule pour rejoindre un bâtiment. Les yeux écarquillés, se dressait devant lui un majestueux château, de construction massive. Ils avaient traversé une grande cour.

Un individu à l’allure de clochard entra dans le château. De son bureau, au moyen de caméras, un homme aux cheveux blonds courts ondulés, s’interrogeait.

C’est bien lui ?

La dame au chignon frappa à la porte et quitta les lieux. Manuel se figea. Il avait des questions à lui poser. Son cœur palpitait de craintes. Le regard droit, fixé devant la porte, il attendait l’ordre :

Entrez ! s’exclama l’homme devant ses caméras.

Manuel aurait voulu s’approcher de lui, l’enlacer tendrement, mais ne fit rien. Sa gorge raclait quand il prononça son prénom :

Tom, mon fils !

D’un ton placide :

Asseyez-vous !

Manuel prit place dans un confortable fauteuil en cuir, situé en face du bureau. Derrière celui-ci et au-dessus, était accroché sur un pan de mur le portrait d’une femme, aux cheveux mi-longs châtains. Elle avait un visage fin, un nez pointu et des yeux verts amandes qui observaient au loin, étincelaient de plénitude. Elle était assise sur une chaise, ses bras légèrement écartés devant elle. Elle portait une longue robe bleue fleurie, qui recouvrait ses genoux.

Mon Dieu ! C’est ma femme… ta mère… C’est… Angélique.

Subjugué par ce portrait et les retrouvailles avec son fils, Manuel perdait ses mots.

Enfin, vous vous êtes souvenu que vous avez un fils !

Tom, cela fait des années que je te cherche.

Pourquoi nous avez-vous laissés, ma mère et moi ?

Je ne voulais pas vous faire souffrir. C’est pour cela que je suis parti.

C’est à cause de vous qu’elle est morte… rongée par le chagrin.

Mon Dieu, c’est terrible !

Son fils lui lança un regard accusateur. Manuel reprit :

Non ! Je ne souhaitais pas ça ! Je pensais que vous seriez plus heureux sans ma présence.

Elle travaillait dans un supermarché et a pu subvenir à nos besoins.

Je ne doute pas de toutes les difficultés que vous avez dû surmonter.

Je sais que tu devais de l'argent que tu n’avais pas pu rembourser. C’est pour cela qu’un passant t’avait retrouvé tabassé à mort dans la rue, près d’une usine désaffectée.

D’un air honteux, Manuel avoua :

Oui, j’avais des dettes.

Tom haussa la voix :

Et la fois où tu avais gagné, tu avais rejoué ! Et nous ! Jamais tu n’as pensé à ton fils ni à ta femme, qui avaient besoin de toi !

Oui, c’est vrai…

Et tes dettes… tu aurais pu alors les régler et tu serais là parmi ta famille.

Les yeux de Tom brillaient, les lèvres se crispaient de colère et de tristesse.

Tom, je regrette. Mais regarde dans le sac à dos, tout cet argent c’est pour toi.

C’est trop tard.

Manuel posa le sac sur le bureau de son fils et l’ouvrit. Ses yeux pétillaient de bonheur.

Non, regarde !

Tom demeurait distant de cette sacoche pourtant pleine de liasses. Il répétait à voix basse : c’est trop tard.

Mon fils, si tu as suivi mon parcours chaotique, pourquoi n’es-tu pas venu me chercher plus tôt !

Quoi ? Venir te chercher ! Je te rappelle que c’est toi qui nous as abandonnés ! C’était donc à toi de revenir vers nous.

Manuel, les yeux humides :

J'ai entrepris des démarches, à plusieurs reprises, et encore maintenant… mais sans résultats.

Je reconnais les efforts que tu as faits. Cette fois, tu t’es enfin décidé à quitter la salle de poker au lieu de rejouer l’argent gagné.

Oui, mon fils. Tout ce fric… c’est pour toi.

Je voulais te revoir, pour une ultime fois.

Comment ? Une ultime fois !

Là-haut, les archanges m’ont donné l’autorisation et nous n’avons que la journée pour nous expliquer.

La journée ? Que me raconte mon fils ? Sans prêter vraiment attention à ces propos, Manuel profitait de cet instant.

Tu t’en es bien sorti, mon fils ! Quel beau château !

Tout ce que tu vois… c’est fictif.

Quoi ?

C’est un lieu de décor de cinéma, je suis comédien.

Comédien ! Je suis content pour toi. Je suis si fier de toi. Ta mère et toi, vous m’avez beaucoup manqué.

Tu nous as manqué aussi, père.

Manuel tenta un rapprochement, il ouvrit ses bras et Tom fit de même. Ils s’embrassèrent longuement, tendrement. Les rancœurs passées s’évanouissaient dans l’amour.

Je t’aime, mon fils

Moi aussi papa.

Papa, papa, se répétait Manuel troublé par ce mot dont il avait presque perdu le sens.

Après cette chaleureuse étreinte, Manuel s’émerveillait des belles perspectives d’avenir avec son fils. Il s’était légèrement éloigné de la sacoche et revint doucement vers elle :

Avec tout cet argent, nous pourrions profiter tous les deux, avoir un château… à nous ! Y convier tes collègues et tourner autant de films que tu le voudrais…

Manuel s’arrêta net devant le sac et s’écria avec stupeur :

Mon Dieu ! Le fric, que se passe-t-il ?

Il plongea les mains dans la masse de billets dont certains commençaient à se désagréger.

Dans quelques heures, tout cet argent se transformerait en poussière.

Non ! Non ! hurla Manuel de désespoir. Il ajouta sur un ton douloureux :

C’était ma seule chance que tu puisses vivre heureux. Tout le contenu du sac était pour toi.

Maintenant que nous nous sommes expliqués, nous devons retourner chacun chez nous. Je suis ravi de t’avoir connu.

Manuel avait encore des questions à lui poser :

Nous n’allons pas nous quitter si vite ! Mon fils je veux voir où tu vis. As-tu une vie de famille ? Une compagne ? Des enfants ?

Je n’ai plus de chez moi et… n’ai pas eu le temps d’être père. D’un côté, j’aurais peut-être fait comme toi, abandonné mon fils.

Non, tu es un bon gars, jamais tu n’aurais agi comme moi.

Tom haussa les épaules.

Je ne veux plus te quitter, je veux profiter de toi, te voir jouer la comédie, de te voir vivre avec tes collègues et amis, et ta future compagne.

Tu ne comprends pas, papa, c’est trop tard. Tu dois retourner dans ta salle de poker.

Non ! Demande là-haut, si nous pouvons avoir le droit de vivre une seconde vie : Angélique, ta mère, toi et moi.

Ce n’est pas possible.

Je reprendrais un emploi de mécanicien et ne toucherai plus jamais au jeu.

Manuel s’obstinait :

Dans cette seconde vie, nous serions réunis tous les trois. Je t’aiderai et t’encouragerai dans tes études, dans ton apprentissage.

Arrête de nous torturer ! implora Tom désespéré.

Il aurait tant désiré partager des moments heureux avec son père. Il lui avait tant manqué. Il avait appris à vivre sans lui. Manuel questionna :

Comment pourrions-nous être réunis tous les trois ?

Manuel désemparé observait les billets se consumer en poussière. Il ne souhaitait plus retourner dans cette salle de poker où il s’était enfoncé dans l’abîme. Il aimerait tant avoir une seconde vie et profiter de sa famille.

Debout, face à son fils, Manuel vit le visage de Tom s’assombrir et les lèvres tressaillir. Tom annonça solennellement :

C’est l’heure de nous quitter.

Non ! Non ! s’écria Manuel. J’ai besoin de te voir, de t’entendre, de te toucher.

Si tu décides de me suivre, nous pourrons nous retrouver tous les trois. Tu pourras nous voir, nous toucher, mais nous ne pourrons plus communiquer.

Oui je te suivrais… je ne veux plus te quitter… je veux encore te parler, pendant des jours, des semaines, des mois et…

Il l’interrompit d’une voix tranquille :

C’est le pacte que les Archanges nous ont octroyé. Nous avions eu envie de nous revoir et de nous parler. Nous avons accompli notre mission.

Tom leva ses yeux vers le tableau de sa mère.

Viens me rejoindre, avant notre accident de voiture, j’étais un jeune garçon, âgé de huit ans.

Une fumée blanche l’enveloppa et il cria :

Choisis notre famille ou la salle de poker. A toi de décider.

Manuel hurla dans l’espoir que son fils revienne.

Mais la journée n’est pas finie… reviens… je t’en prie… reviens…

A genoux, les mains sur sa tête, il s’effondra.

Mon fils ! Je ne veux pas te perdre, pas une nouvelle fois.

Il sanglotait de toute son âme et culpabilisait de les avoir abandonnés. Quand il leva la tête, il observa stupéfait, le portrait de sa femme. Elle enlaçait dans ses bras, assis sur ses genoux, un jeune garçon.

Manuel jeta un dernier coup d’œil dans le sac. Tous les billets s’étaient transformés en poussière. Il se répéta en boucle :

Ma famille ou le jeu. Le jeu ou ma famille. Je n’ai pas à hésiter.

Quelques minutes plus tard, Manuel apparut debout derrière eux. Une main était posée sur l’épaule de sa femme et une autre sur celle de son fils. Sa tête penchée légèrement en avant, ses yeux radieux croisaient ceux de son enfant qui pétillaient de joie. Tous les trois, avec un visage lumineux, ils souriaient à la vie.

Dans la salle de poker, une dame aux yeux bleus ténébreux, un foulard rouge autour du cou, quelques jetons et des cartes posées sur une table devant elle avait pris la place de Manuel.

Quelques jours plus tard, Raoul, le propriétaire du château, qui était parti en voyage - il avait prêté sa demeure à une société cinématographique pour le tournage d’un film - fut surpris quand il entra dans son bureau et qu’il vit un nouveau personnage avec le portrait de cette ravissante femme qui tenait un enfant dans ses bras.

Sur le coup, il aurait voulu le jeter dans la cave. Il avait acheté ce tableau à un brocanteur. Peu importait son origine. Il avait été séduit par la beauté de cette œuvre.

Après réflexion, Raoul se ravisa. Debout, il admira ce tableau sur lequel jaillissait entre ces trois personnages tant de bienveillance.

Ils avaient dû vivre une belle existence emplie de complicité, de joie et d’amour, songea alors Raoul ému.


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