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Les petits cadeaux



Ce n’était pas un sapin. Pas d’aiguilles pas de tronc pas de vert. Du carton. Des cartons peints en blanc, ouverts sur des breloques, des petites figurines en bois, des étoiles argentées, des boules de Noël, et superposés en forme pyramidale. Un étage par convive. Dans chaque niche, les cadeaux. Minimalistes cette année. La consigne était claire : interdit de tricher. Interdits les subterfuges style « bon pour ». Du matériel, du tangible, de l’imagination au format maximum imposé !

Paul et Carl aimaient changer les règles et les décors chaque année. Pour les 2 enfants de Carl, Jeanne et Nicolas, 9 et 7 ans, la surprise de la décoration réinventée chaque Noël ajoutait à la magie de ces vacances chez leurs pères. Le pluriel n’est pas une erreur de frappe. Ils parlaient volontiers de cette étrangeté familiale. Marion avait été d’accord pour cette aventure. Toujours célibataire à 35 ans, elle voulait des enfants mais n’arrivait à retenir aucun homme à ses côtés. Son métier de journaliste reporter ne facilitait pas les choses, qui la lançait sur les routes du monde entier. Elle avait connu Paul et Carl jeune étudiante, et leur trio avait bien su profiter de ces années d’insouciance. C’est tout naturellement que Carl et elle s’étaient entendus pour engendrer les deux petits. Carl venait de perdre ses deux parents dans un accident et son désir d’enfant le taraudait. Depuis bientôt 10 ans, Jeanne et Nicolas partageaient leur vie entre les Papas et Maman, en fonction de ses voyages.

8 étages au sapin de cette fin d’année. Carl tout en haut. Puis Mémé Yanou, la mère de Marion. Un étage pour Grand-Père, au dessus de celui de Grand-Ma. Suivaient les boites de Jeanne, de Nicolas, de Marion et pour finir, la base pour Paul. « Tu as choisi le bas pour avoir le plus de place » s’indignait Nicolas en mimant un combat de boxe avec son papa. « Si tu me mets KO je te laisse la place ! De toute façon j’ai écrit au Père Noël que tu ne méritais rien de plus qu’une petite voiture puisque tu n’as pas encore appris à faire ton lit tout seul ! »

La menace n’avait aucune chance d’inquiéter Nicolas : d’un commun accord, leurs trois parents n’avaient jamais encouragé l’existence du Père Noël. Seule Grand-Ma s’en formalisait.

Les parents de Paul, Pierre et Marguerite, n’avaient jamais passé Noël chez leur fils. C’était un grand pas qu’ils avaient réussi à franchir cette année là. Mais chacun sentait l’effort qui les crispait. Cinq ans auparavant, ils avaient accepté d’ouvrir leur grande maison bourgeoise et de recevoir tout ce petit monde. Le souvenir de ce Noël glaçait encore les enfants comme leurs parents. Ils s’étaient arrangés pour échapper aux Noëls suivants, mais Paul était fils unique et l’intelligence de ses parents veillait à ne pas couper totalement les ponts. Ils avaient donc accepté l’invitation pourtant énoncée du bout des lèvres. Tous les convives sentaient la tension inhabituelle de Paul. Jeanne et Nicolas aimaient bien leurs grands-parents chez qui ils allaient régulièrement passer quelques jours de vacances à Annecy, depuis ce premier Noël avec eux. Curieusement, l’ambiance austère que ce couple âgé n’arrivait pas à alléger ne leur pesait pas. Difficile de faire rire Grand-père. Et difficile d’échapper à l’inquiétude constante de Grand-Ma. Rien à voir avec la gaité et la légèreté des séjours chez Mémé Yanou. Mais les petits avaient deviné l’amour que Pierre et Marguerite leur portaient. Sans doute sentaient-ils tous deux qu’ils formaient la clef de voute de la réconciliation entre Paul et ses parents. Ou tout au moins la non rupture. Pierre et Marguerite ne s’expliquaient eux-mêmes pas très bien leur attachement à Jeanne et Nicolas. Mystère sans recours aux liens de sang et sans les souvenirs de tendres câlins du temps où Paul était petit. Beaucoup trop occupés à leurs carrières respectives de magistrats, et beaucoup trop rigides pour se laisser aller aux notes sentimentales. Même avec leur fils unique. Et même avant d’avoir deviné ses travers honteux.

Carl ne partageait jamais les responsabilités culinaires les soirs de réception. Chaque Noël avait sa couleur : blanc et argent pour cette année. Même le rouge du saumon disparaissait sous des paillettes scintillantes, alimentaires bien entendu. Le champagne gardait l’exclusivité du repas. De l’eau pour les enfants, gazeuse s’ils le souhaitaient : couleurs interdites ! Des huitres, fromage blanc en faisselle et anchoïade sur lit de blinis, risotto au thon blanc et girolles, ravioles aux saint Jacques et noisettes, fromage, omelette norvégienne accompagnée de plombière glacée.

Mémé Yanou adorait sa petite famille. Son mari et elle avaient tout de suite accepté ce drôle de choix de leur fille. Les deux papas avaient été accueillis à bras ouverts et la tendresse prodiguée par tous au moment du décès de son mari l’avait très certainement sauvée du désespoir.

Les parents de Carl avaient la même ouverture d’esprit. Leurs deux petits-enfants auraient fait leur bonheur sans ce stupide accident … Seul Paul n’avait pas connu de deuil et c’était pourtant lui qui avait du mal à masquer un certain fond de tristesse en ce soir de fête. Il voulait un autre enfant. Un enfant à eux deux, Carl et lui. Bien sûr il aimait Jeanne et Nicolas. Il les avait élevés dès leur naissance et c’est peut-être pourquoi il ressentait si fort cette nostalgie de la toute petite enfance. Un nouveau bébé à choyer, à nourrir, à consoler. Un bébé à ne partager qu’à deux. Et un enfant à qui transmettre ses gènes, même si cette idée le dérangeait. Au fil des ans cet enfant devenait une obsession. Carl n’était pas contre mais comprenait mal ce désir exclusif. N’avait-il pas partagé ses propres enfants avec son compagnon ? Il avait beau répéter que jamais Jeanne et Nicolas n’auraient vu le jour sans sa présence à lui, Paul, celui-ci sentait le manque l’envahir. Les séances chez le psy n’avaient aucunement atténué son désir. Aurait-on reproché à une femme sa soif de maternité ?

Les rires et bavardages emplissaient la maison. Paul avait besoin de s’isoler. Contemplant le drôle de sapin en carton, il remarqua qu’aucune étoile ou ange ne le couronnait. Il se rappela une boîte de décoration rapportée de chez ses parents et rangée dans le grenier. Ce prétexte lui permit de quitter la table. Au milieu des trésors dénichés dans la vieille boite, ses yeux se posèrent sur un petit sapin de bois, maladroitement sculpté quand il n’avait qu’une dizaine d’année. Sa main le caressa, nostalgique de son enfance solitaire. Il se souvenait des tristes heures passées dans la grande maison de ses parents, sans petit frère ou sœur pour égayer ses journées, sans cousine ni cousin à retrouver, et sans amis que les soupçons d’homosexualité éloignaient. Une larme glissa de sa joue sur le faite du petit sapin, y marquant une tâche sombre sur le bois clair. C’est alors que le petit arbre frétilla sous sa main, devint chaud et brillant, puis s’échappa de l’étreinte du jeune homme. Il regardait ébahi le sapin voler à travers le grenier. Quand Carl ouvrit doucement la porte, Paul lui fit signe d’entrer et lui indiqua d’un petit signe de tête le vol du jouet. Ils le suivaient des yeux en souriant puis Carl ouvrit le fenestron sur la nuit étoilée. Le sapin tourna encore une fois devant le visage de Paul et s’échappa brusquement.

« Voici ton enfance qui s’enfuit. Oublie-la. Maintenant il est temps de tourner la page sur la tristesse de tes souvenirs de petit garçon solitaire et honteux. Nous sommes deux, Paul. Et 3 et 4 et 8 ! Viens : c’est l’heure d’ouvrir les cadeaux. »

Les deux amis descendaient l’escalier. Carl surprit la tendresse du regard du père de Paul à leur arrivée, enlacés, dans la pièce. Le temps faisait son œuvre : serait-il enfin le gendre presque idéal ?

« Les cadeaux ! Les cadeaux ! » criaient les 2 petits.

La plus petite case tout en haut, celle de Carl, abritait un bel écrin argenté. « C’est de notre part », murmura Marguerite. « Mieux vaut tard que jamais » ajouta Pierre. Et Carl découvrit deux belles alliances gravées comme il se doit au prénom de l’aimé et datées du 25 décembre, sans années spécifiées. « Depuis toujours et pour l’éternité » osa commenter Paul dans un souffle d’émotion. Jamais il n’avait étreint son père et embrassé sa mère avec autant de sincérité et d’affection.

Les boites du sapin se vidaient, dans l’ordre de bas en haut. Ici la tradition voulait que chacun ouvre ses cadeaux quand son tour venait. Pas de pagaille qui privait les autres de la surprise de l’objet choisi. Il ne restait plus que la grande boite de Paul, la base du sapin. Elle ne contenait qu’une minuscule clochette, vite déballée.

« Vas-y : actionne-la ! » lui suggéra malicieusement Carl.

Au son de la clochette, une jeune femme inconnue ouvrit la porte de la salle à manger.

« Je vous présente Annabella. Elle est américaine et ne comprends pas très bien le français. Elle sera la mère porteuse de l’enfant de Paul. De notre prochain enfant. De l’enfant que Paul voudra bien partager avec nous tous. J’espère que tu ne m’en voudras pas d’avoir enfreint la règle des « petits » cadeaux !»

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