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Santa Isabel, l’île noyée


Santa Isabel, l’ île noyée

L’avion amorça la descente ; lentement il tournoya au-dessus de la ville. Malgré l’heure avancée de la nuit, le temps était clair et permettait d’identifier les différents quartiers. Certains se dessinaient très nettement grâce aux réverbères qui en limitaient les contours, d’autres plus obscurs se préservaient pour une visite plus secrète, intime et exigeante.

Santa Isabel s’offrait aux passagers. Isabelle la très catholique reine qui mandata Christophe Colomb pour la découverte d’un monde nouveau allait donner à l’Europe une autre vision de l’humanité. Et lorsque le navigateur osa le pied sur cette île si verte, il fut touché par sa beauté.

L’appareil survolait la rade, la surface de l’eau sombre était parsemée ça et là des reflets lumineux de la vieille ville. Les deux forteresses séculaires étaient postées de chaque côté de la baie ; on devinait le rôle qu’avaient joué dans le passé ces fidèles gardiennes ; leurs épaisses murailles en témoignaient.

Le front de mer long et rectiligne longeait un océan paisible en cette nuit automnale.

Un virage et la ville nouvelle apparut. Des immeubles groupés en îlots compacts et des rues qui s’entrecroisaient en angles droits apportaient la touche moderne.

L’aéroport se rapprocha ; la campagne alentour verte et dense annonçait un univers tropical. Des champs, des arbres et des bosquets se concentraient autour des pistes d’atterrissage.


Les formalités interminables d’entrée dans le pays étant accomplies, la voiture prit la route de la maison.

Les rues, les habitations offraient peu de changements au fil des ans ; cependant à chaque fois des petites échoppes récentes annonçaient l’arrivée laborieuse d’une société de consommation qui finirait par imposer son règne.

Les sensations étaient les mêmes, d’abord l’air pesant, puis des odeurs de carburants heureusement remplacées assez régulièrement par celles infiniment plus agréables de fleurs mystérieuses cachées dans les jardins ou les patios ; les bruits ne donnaient jamais la victoire au silence.


Le chauffeur s’engagea sur la longue avenue qui amenait dans le quartier ; le quartier ! Lui aussi se modifiait mollement. Toutefois quelques maisons nouvelles surgissaient de temps en temps, et avec elles la question sans cesse réitérée : quels trafics, quelles malversations avait commis le propriétaire pour accéder à de tels matériaux ?

Après un virage la voiture traversa la voie ferrée ; à cette heure de la soirée quelques rares passants fatigués se dépêchaient de rentrer chez eux, peut-être un air plus frais que celui dans lequel ils avaient évolué toute la journée les y attendait ; d’autres, revigorés par une douche salvatrice étaient venus chercher un courant d’air bienfaisant dans cet endroit aéré. La margelle d’une fontaine où l’eau ne coulait plus leur donnait la possibilité de s’asseoir et d’avoir les mêmes conversations universelles : le temps, la politique, le sport, les scandales…

Enfin la rue de la maison se présenta ; devant les portes, les voisins installés dans leur rocking-chair goûtaient un calme retrouvé à cette heure de la nuit. Après quelques mètres, l’entrée et le jardin. La pelouse devant la demeure était très verte (il avait dû beaucoup pleuvoir !) rase; au milieu, une grande plante grasse déployait ses immenses feuilles en formant un calice; un petit palmier sur la gauche se balançait, et, à droite, le massif de passiflore débordait de corolles rouge vif qui n’attendaient qu’à être cueillies pour apaiser les esprits.

La terrasse regorgeait de pots en tous genres. Cela allait du vrai pot en terre bien dodu au récipient informe en fer dont on avait du mal à comprendre son utilité dans une autre vie. Mais tous donnaient la vision d’un monde floral abondant, coloré et parfumé.

La fenêtre laissait échapper des voix, des rires qui promettaient la joie toujours renouvelée des retrouvailles.


La famille était installée sagement dans le salon. Le père et le frère sur le petit sofa inhospitalier; la mère, Mima, et sa sœur, profitaient du balancement régulier de leur rocking-chair et les deux jeunes, Adriana et Elias entraient et sortaient en riant. Les persiennes toutes ouvertes en ce soir d’octobre où la chaleur n’avait pas encore baissé la garde, laissaient échapper le bruit des conversations un peu tendues cette nuit-là.

Mima fixait la porte et lorsqu’elle entendit les freins bruyants de la voiture qui s’arrêtait devant le portail, une lueur éclaira ses yeux toujours un peu tristes ; elle allait enfin le voir, ce fils qui était parti de l’autre côté. Un moment trop court sans doute, mais un peu de joie de vivre revenue avec lui. Elle tentait d’échapper à la moiteur enveloppante à l’aide d’un éventail en raphia. Et soudain il fut devant elle, et occupa tout l’espace ; il est beau mon Ruben, songea-t-elle, mais il a encore grandi ! A son âge ce n’est plus possible, c’est moi qui doit me ratatiner avec les années !

Sa sœur s’agita un peu dans son fauteuil; pour l’occasion elle avait revêtu une robe insolente de blancheur. Elle aussi l’attendait, elle lui avait tant donné ! elle n’y voyait plus très bien mais elle l’aurait reconnu même dans la densité d’une foule. Elle lui sourit et ne put prononcer que son prénom. Elle se leva aidée par Elias et l’enleva des bras de la mère pour le serrer à son tour. Deux petites larmes coulèrent le long de ses joues encore fraîches malgré son âge. De l’eau et du savon et les rides s’en iront ! voilà ce qu’elle aimait à répéter à qui voulait l’entendre.

Ruben ne disait rien, il lui fallait toujours un temps avant de réagir; il laissait alors l’émotion le submerger et lorsqu’enfin elle le libérait, il commençait à parler, à raconter, c’était devenu un rituel.

Le père se mit debout, alerte, et lui aussi s’approcha de son fils pour le saluer ; un petit homme mince, l’air malicieux, qui plaisantait facilement mais qui au moment où on s’y attendait le moins vous assénait une phrase qui laissait son auditoire stupéfait tant elle détenait une vérité.

Le frère attendait patiemment son tour ; son nom, c’était Diego mais tout le monde l’appelait Noir et lorsqu’on demandait pourquoi, la mère vous expliquait tranquillement qu’à sa naissance il était plus foncé que les autres ; les années avaient passé et le surnom lui était resté.

Les deux ados étaient debout, appuyés sur le mur du fond et recommençaient à s’agiter; ils voulaient également pouvoir embrasser le nouvel arrivant. Ils rongeaient leur frein et guettaient le moment favorable.

Du salon on apercevait la cuisine et surtout la longue table recouverte de fruits et de boissons; la famille savait qu’après un long voyage et par cette touffeur, seule une nourriture rafraîchissante serait la bienvenue. Ainsi tout le monde s’y était attelé y compris les voisins pour débusquer mangues, ananas et mameys et offrir ce qui ferait plaisir.

Chacun allait à sa convenance piocher dans les différents plats et les conversations fusaient de tous côtés, on voulait tout savoir : le travail, le temps, la maison, rien ne semblait devoir épuiser la curiosité vorace de toute la famille avec, selon les personnalités, un terrain de prédilection. Ruben se prêtait au jeu des questions-réponses même si parfois cela lui pesait un peu.


Au milieu de ce brouhaha, la sonnerie du téléphone retentit. Diego se leva pour aller répondre. Il criait dans l’appareil « quoi ? » Au deuxième « quoi ? » plus sonore la famille comprit qu’il se passait quelque chose de grave et le silence remplaça le bourdonnement des voix.

Diego semblait abasourdi, ses traits s’étaient affaissés et il avait du mal à raccrocher le combiné. Personne n’osait le questionner, l’air était devenu opaque et on pouvait presque entendre l’anxiété.

Il réussit à articuler : « Madame Maura est morte » et il retourna s’asseoir sur le divan. La stupéfaction se lisait sur tous les visages ; le père prit la parole en premier : « mais que s’est-il passé ? Je l’ai vue hier et elle était en pleine forme ».

Diego d’une voix atone raconta les faits :

_ c’est son neveu qui a appelé ; ce matin, elle est sortie tôt faire une course pour sa voisine, une dame âgée qu’elle a prise sous son aile ; cette personne ne peut plus se déplacer très loin et elle avait besoin d’un médicament qui se fait rare ici. On lui avait parlé d’une pharmacie dans le quartier de San Miguel qui avait eu un arrivage, c’est pour cela que Madame Maura lui a proposé d’aller le chercher.

_ Mais c’est à l’autre bout de la ville et en plus dans un quartier mal famé, remarqua le père.

_Elle était seule ? demanda Mima.

Diego reprit la parole :

_ Oui, personne n’était disponible ; lorsqu’elle est arrivée là-bas, elle s’apprêtait à traverser la rue pour rejoindre la pharmacie, il semble qu’une voiture de touristes s’était égarée dans le coin, ils ont eu peur en voyant des groupes d’hommes louches, vous connaissez l’endroit… Des femmes leur ont dit qu’il fallait qu’ils s’en aillent ; ils ont paniqué, ont fait demi-tour à toute allure et n’ont pas vu Madame Maura qui était au milieu de la rue. C’est terrible, une femme si bonne, si dévouée.

_ J’ai en mémoire de beaux moments passés en sa compagnie souffla Mima ; elle s’adressa à sa sœur :

_ Tu te souviens, Lina des parties de cartes chez elle, les jours d’orage c’était la seule distraction ; tu trichais comme c’était pas permis et elle faisait semblant de ne rien voir pour te laisser gagner !

Lina ne répondit pas, elle savait qu’elle n’aurait pas pu parler, sa tristesse était trop forte. Mais tout de même pensa-t-elle, elles avaient compris que je trichais…

Le père était perdu dans ses pensées. Mon pauvre pays, que t-ont-ils fait ? Tu étais si accueillant, si généreux, si protecteur, tellement humain. Quelle dégringolade !

Soudain Diego se leva, il gesticulait dans tous les sens ; la colère avait pris le pas sur la tristesse :

_ Je déteste cette nouvelle société, avant on pouvait aller partout en toute tranquillité à n’importe quelle heure ; maintenant, regardez ce quartier de San Miguel, c’est devenu un coupe-gorge, des bandes de trafiquants, de voleurs, d’assassins qui ne se contentent plus de ce qu’on a ; ils veulent tout et n’hésitent pas à agresser et même à tuer pour l’avoir. C’est une société de parasites.

Il était cramoisi, son père le prit par le bras et doucement le ramena sur le sofa.

Ruben n’avait pas prononcé un mot, il ne connaissait pas très bien Madame Maura; il était triste bien sûr, c’était une mort tellement injuste ! Il ne se repérait plus dans cet amalgame de sociétés hybrides. On était loin du pays qui avait été sien. Lorsqu’il était parti, les gens ne se posaient pas encore de questions, ils consommaient ce qu’on leur donnait, appréciaient ce qu’ils avaient, et étaient unis dans le manque ou dans l’abondance quand l’Etat lâchait la bride mais ils étaient contents. Et puis la chute du mur, l’isolement, la pénurie et le temps de la téléphonie et d’internet qui montrent qu’ailleurs il y a ce que l’on n’a pas, qu'il y a tout. Et alors vient l’envie de posséder, et avec elle le vol, la corruption, les trafics.

Adriana et Elias avaient préféré s’esquiver. L’air de la nuit, plus frais à cette heure, leur ferait du bien.


Les jours qui suivirent furent difficiles pour toute la famille, chacun s’interrogeant sur ce qu’impliquait cette mort.

Pour Mima et sa sœur Lina, c’était une amie chère qui s’en était allée; pour le père et le frère, c’était leur pays qui se décomposait, auquel ils ne comprenaient plus rien ; il n’y avait plus de ligne pour les guider ; les combats qu’ils avaient menés avaient été vains. Pour Ruben, c’était la certitude qu’il avait fait le bon choix ; le monde vers lequel il était parti il y avait plusieurs années, qui l’inquiétait tant au début, s’était transformé en un cocon protecteur et sa terre natale semblait avoir évolué vers un repère d’êtres dépourvus d’humanité. Il était content de s’en être éloigné.


Depuis l’annonce du décès, celle qui semblait le plus affectée, c’était Lina ; finies les réunions prévues ou impromptues si distrayantes, plus de visites de Madame Maura toujours si gaie, tout cela allait lui manquer. Cependant ce qu’elle regrettait par-dessus-tout c’était de ne pas avoir pu s’excuser d’avoir triché en jouant aux cartes. Finalement, Madame Maura était partie en emportant l’image d’une tricheuse, et elle ne l’acceptait pas, elle qui toute sa vie avait été d’une honnêteté obsessionnelle. Mais pas aux cartes. Elle n’avait jamais supporté l’idée de perdre. C’était peut-être les seuls moments où elle ressortait victorieuse de quelque chose.


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