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Woolf Juliet

Dernière mise à jour : 12 avr. 2020

1.

Cet après-midi, j’ai rencontré Fanny à la librairie. Elle était devant le rayon santé et médecine douce, immobile face aux étagères. Elle ne m’a pas remarquée ou alors m’ayant aperçue lorsque j’entrais, elle a fait en sorte de ne pas croiser mon regard. Elle est tellement timide. Elle se tenait là, raide, comme figée devant l’abondance de titres. Je l’ai immédiatement reconnue à son allure d’adolescente longiligne même si elle ne portait pas les vêtements de QiGong dans lesquels je l’avais toujours vue, mais un jean étroit et un blouson court de toile vert kaki, une tenue simple et décontractée. Après une minute d’hésitation, je me suis approchée, lentement et en silence pour ne pas troubler l’ambiance du magasin. Elle penchait la tête de côté pour lire les titres, étirant un long cou blanc, puis a sorti un livre au moment où je lui disais Bonjour Fanny, tu trouves ton bonheur ? Elle s’est retournée, le visage sans expression, les yeux en partie cachés par son épaisse frange. Ah bonjour a-t-elle répliqué d’un ton monocorde. Elle s’est retournée vers l’étagère, a reposé le livre en haussant les épaules en guise de réponse et a poursuivi sa recherche. Je me suis éloignée en marche arrière et réfugiée à la table des nouveautés. Quelques minutes plus tard, elle sortait sans achat en me gratifiant d’un poli Au revoir.

2.

Pour la première fois avant le cours de Qi gong, j’ai pu échanger quelques mots avec Fanny. On se côtoie depuis six mois tous les lundis soirs mais en général elle arrive au dernier moment et s’éclipse sitôt la séance terminée - juste le temps d’enfiler des tennis à scratch, sa veste sous le bras. Aujourd’hui Marco était en retard. Des petits groupes de trois ou quatre personnes se sont formés et chuchotaient, tout autour de la salle. Je me retrouvais à côté de Fanny et lançait un banal Ça va ? Elle a répondu qu’elle était fatiguée, qu’elle avait eu une journée éprouvante. J’ai remarqué alors ses traits tirés et sa voix sourde. J’en ai profité pour lui demander ce qu’elle faisait. Elle m’a répondu qu’elle travaillait à la mairie. J’ai insisté pour savoir dans quel secteur. Mais comme je n’y connais rien dans le fonctionnement de l’administration, je n’avais rien à ajouter quand elle m’a dit Le service des marchés publics. J’ai hoché la tête perplexe et elle a rompu le silence en précisant que le travail était intéressant mais que son chef était Particulièrement chiant et con - ce sont les mots qu’elle a employés avec une brutalité qui m’a saisie. Il avait dû se passer quelque chose mais l’entrée de Marco nous a interrompues.

3.

Hier, dimanche 24 juin, c’était la traditionnelle randonnée de fin d’année de l’association de Qi gong. Nous nous sommes retrouvés à une trentaine en uniforme de marcheurs - chaussures épaisses, pantacourts, teeshirts et sacs à dos bien ajustés. Fanny avait un bob bleu à large visière orné d’un ruban blanc à motif floral qui lui allait très bien. Elle avait coincé sa frange sous le rebord, ce qui dégageait, pour une fois, ses yeux bruns en amande. Elle se tenait un peu à l’écart sur le parking, lieu du rendez-vous, puis s’est approchée quand le groupe s’est mis en route. Le sentier grimpait assez raide dans la colline. Fanny s’est mise à mes côtés. Elle avait une démarche souple et avançait à grandes enjambées, en confiance. C’est elle qui a amorcé la conversation, pensant peut-être ménager mon souffle. Elle m’a dit qu’elle aimait bien randonner mais qu’elle n’en avait pas eu l’occasion depuis longtemps, depuis les vacances en famille, qu’ils passaient à la montagne. Avec son frère, ils avaient été initiés tôt aux excursions - c’est ainsi que disaient les parents - partant dès l’aube, avant que le soleil ne soit trop fort, pour de longues boucles. Elle me décrivait les circuits, les pique-niques composés des mêmes ingrédients, les siestes - trop longues pour les enfants impatients. Il suffisait d’une petite question, voire d’une onomatopée de ma part pour qu’elle retrouve ses souvenirs. C’était plaisant à entendre, cette voix enjouée avec quelque chose d’enfantin dans le timbre.

4.

Fanny a enfin accepté le rendez-vous avec mon amie Maryse, spécialiste des questions de harcèlement, pour lui décrire sa situation professionnelle et entendre son avis. C’était hier, après le travail, j’avais choisi le bar du Relais, endroit sans charme mais tranquille pour ne pas être dérangées. Fanny est arrivée la première, elle était assise dans un coin, à une table pour quatre. Elle était en tenue de bureau, élégant pull de coton écru avec un collier fantaisie de perles noires et argentées. Elle avait choisi la banquette en moleskine et posé à côté d’elle sa veste, son sac à main et une pochette à rabat verte. Nous avons pris les deux chaises pour lui faire face. Je les ai présentées l’une à l’autre, Fanny qui m’avait parlé de ses ennuis avec son chef et Maryse, Juriste à la maison de la justice et du droit. Nous avons commandé - deux thés et un jus d’ananas - et Fanny est entrée dans le vif du sujet. Les avant-bras en appui sur la table, les mains croisées, le buste droit, elle a expliqué d’une voix ferme et sans hésitation l’attitude de son supérieur. Elle était précise, concise, je me disais qu’elle avait dû se préparer mentalement. Les fois où elle s’était ouverte à moi, elle était émue, confuse, doutant d’elle-même, honteuse même parfois. Je l’avais amenée à me dire ce qui se passait, ce qu’elle ressentait, et surtout lui avais conseillé de tout noter, d’accumuler des preuves et de chercher des témoins. Maryse écoutait avec attention, Fanny avait ouvert son dossier. Elle commentait, pointant de son doigt ligne après ligne, la liste des faits qu’elle avait établis. Elle a ensuite montré une copie d’un mail qui critiquait son travail et se concluait par une remarque désobligeante. A ce moment, sans prévenir, sa voix s’est brisée, ses mains se sont mises à trembler, le dos s’est arrondi, ses yeux sont devenus humides. Maryse s’est penchée vers elle et lui a parlé, longtemps, jusqu’à ce qu’elle retrouve une contenance.


Frédérique


Histoire prenante(A.Caroline)

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