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La mer bougeait à peine!


La mer bougeait à peine. Des vagues, légères, aériennes, ourlées d’une fine dentelle blanche venaient timidement paresser sur le sable gris de la plage, sans oser le moindre bruit. La ville, à proximité, sommeillait encore. Sur le sentier, entre les dunes qui bordaient la plage et les immeubles, personne.

Je marchais d’un pas tranquille, face à la respiration lente et profonde de la mer. Mes pas crissent sur le gravier du sentier, je m’approche de l’hôtel particulier qui regarde l’horizon par-dessus la mer, une belle construction harmonieuse du XIXème siècle, à l’image des immeubles haussmanniens du quartier sud de la ville. Devant, le portail en fer forgé sculpté, altier, laisse deviner un parc paysager. Sur le pilier central, une discrète plaque gravée indique « Au boudoir ».

J’entre dans une pièce immense où baigne une pénombre ouatée, chaude, confidentielle. Le soleil du matin s’invite discrètement au travers des persiennes. Je devine des tentures de velours, des dorures, des lustres à candélabres, des fresques, des moulures qui attendent patiemment, en rêvant peut-être au faste des réceptions et des fêtes mondaines qui animaient ce lieu autrefois. Je demeure immobile, figé au milieu de ce décor suranné.

Un bruit incongru vient rompre le silence. Un tableau s’est décroché au fond de la pièce. Je le cherche et finis par le trouver. Une peinture classique représentant une scène de bal. Le vernis de son cadre en bois sculpté est écaillé, il exhale une odeur particulière. Une odeur dont il reste une trace quelque part dans un repli secret de ma mémoire. Je suis entré alors dans une scène de bal … un bal étrange où les souvenirs allaient s’inviter comme autant de danses mystérieuses, inattendues.

J’avais une dizaine d’années, le jeudi – à cette époque, il n’y avait pas d’école ce jour là – mes parents m’autorisaient à fréquenter l’atelier du santonnier du village où nous habitions. J’y passais des après-midi entières durant l’automne à l’observer. Il pétrissait d’abord à la main une masse d’argile. Lorsqu’il avait obtenu à force de temps, de silence et de patience, la forme qu’il souhaitait, il sculptait, à l’aide de petits outils en bois et en fer qu’il avait lui-même confectionnés, les détails d’une veste, d’une robe, l’arrondi d’un visage, l’arrête d’un nez, le galbe d’une joue … et cela pouvait durer des heures. Il ne comptait pas son temps. Après toute une série d’opérations minutieuses, ses mains donnaient naissance à un santon qu’il plaçait sur une étagère afin que la chaleur du poêle à bois fasse lentement sécher l’argile. Il irait rejoindre, une fois habillé de couleurs et brillant de vernis, le petit peuple des crèches de Provence. J’imaginais ces petits personnages de glaise qui fleuraient bon la terre, la gouache et le vernis, s’animer dans la nuit et reprendre leur place au matin. Je restais émerveillé, béat, à contempler les gouges, poinçons, stylets, limes, raclettes et autres petits outils sans nom, qui attendaient sur l’ombre d’une étagère la main experte du santonnier. En fin d’après-midi, venait le moment que j’attendais secrètement. Marie, la fille du santonnier, qui avait mon âge, apportait sur un plateau de bois trois bols de chocolat chaud, des tartines beurrées et de la confiture. Je mangeais religieusement, le plus lentement possible afin de retenir le temps avant de regagner la maison, un peu triste de quitter Marie, mais tellement heureux d’avoir passé quelques instants à ses côtés. Ma mère m’accueillait avec un sourire malicieux : « Il te passionne beaucoup ce santonnier ». Je pensais bien qu’elle se doutait de quelque chose. Je me contentais de répondre « Quand je serai grand, moi aussi, je serai santonnier » et je montais dans ma chambre pour revoir mes leçons du lendemain en rêvant au jeudi suivant.

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J’ai quitté l’hôtel particulier. Je n’avais pas envie de rentrer chez moi, j’avais besoin de respirer l’immensité de la mer et du ciel et même au-delà. J’avais envie que mon regard ne soit pas arrêté par ce qu’il voit mais qu’il se dilue dans l’espace pour s’y perdre. J’avais besoin de sentir les caresses de la brise et du soleil sur mon visage, de goûter la solitude. Je me suis assis sur un banc face à la mer.

La mer bougeait à peine !

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J’ai fermé les yeux et c’est à cet instant, en me perdant hors du temps et de l’espace, que Marie m’a rejoint. C’était une douce soirée de septembre lorsque l’été ne veut pas laisser la place à l’automne. Nous étions assis sur un rocher au bord de l’eau. Je me rappelle le clapotis des vagues, le flottement des nuages vaporeux, les reflets irisés de la lune sur le miroir sombre de l’eau, le frémissement de la chevelure nacrée de Marie, sa main qui est venue effleurer la mienne, son visage qui s’est approché du mien, ses yeux qui se sont troublés et l’instant où mon cœur a chaviré lorsque ses lèvres ont effleuré les miennes. Nous nous tenions l’un près de l’autre, enveloppés de silence, à savourer l’immobilité du temps et la dilution de l’espace.

La mer bougeait à peine !

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Je suis resté sur ce banc quelques instants encore. Quelques instants ? Je ne saurais dire. Je n’étais plus devant, mais dans le paysage tout entier, attentif, avec un sentiment d’entente étroite avec toutes choses. Je me sentais frère de la terre, du ciel, des galaxies et des étoiles. Je regardais droit devant moi. Je savourais un bonheur rare, sans désir, sans pourquoi ni comment. Je vivais dans l’inspiration et l’expiration de l’instant présent. Je goûtais la plénitude et la grâce du silence intérieur de mon cœur. Je me laissais être, simplement être dans la fluidité du temps. Je regardais la mer frémir, onduler délicatement, s’épanouir au soleil comme une femme, affranchie de ses doutes et de ses certitudes, qui célèbre la beauté de l’amour et de la vie, libre et nue sous le soleil.

Et encore et toujours … La mer bougeait à peine !

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