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Les ombres du passé


De loin j’aperçois le portail en bois sculpté, je ne peux pas le manquer, il domine toutes les autres entrées de cette rue bourgeoise.

Je suis toujours à l’affût de belles demeures, j’aime les regarder, admirer leurs atours, imaginer leur vie, m’y projeter.

Une amie m’a dit que la propriété est à vendre et qu’aujourd’hui les portes sont ouvertes ; je ne vais donc pas bouder le plaisir de lui faire une visite.

Je me hâte d’arriver devant le seuil, la haute porte cintrée en bois mordoré attire l’œil du passant, ses reflets changent avec la lumière du soleil. Elle invite mais en même temps intimide celui qui va la franchir.

Qu’est-ce-qui se cache derrière l’imposante façade ?

La poignée de fer brille et donne envie d’être tournée, le regard du curieux est en alerte, on se sent obligé d’aller voir.

J’ai poussé la lourde porte et me trouve à présent dans une vaste cour pavée où mes pas résonnent d’une manière sourde.

Sur ma droite un vaste escalier de pierres conduit vers les étages ; par endroits les marches sont creusées par les pas mille fois répétés ; certains ont été alertes, d’autres plus las, mais tous lui ont été fidèles. Une rampe de fer forgé le borde de fils entrelacés. En son temps c’était le passage obligé vers des fastes désormais oubliés. Qu’est-il advenu de ces familles qui déroulaient leurs vies dans l’opulence et le sentiment d’être à part.

Au fond de la cour quelques jarres de belle facture disparaissent en partie sous une végétation qui n’a plus de maître depuis longtemps.

Je me tiens immobile, il me semble que bouger va détruire les souvenirs pourtant incrustés dans les murs. Je sens des présences évanescentes. Je peux presque deviner l’ombre du fiacre et ses chevaux fièrement attelés qui attendaient les maîtres des lieux pour les conduire dans des soirées, à l’opéra, dans des dîners. J’entends comme un bruit subtil le froissement du taffetas des robes de bal, je devine les conversations feutrées, les rires retenus des dames, et je peux percevoir la fumée suave des havanes.

Je suis dans un autre temps ; je monte les escaliers, la porte d’accès à l’appartement est tout aussi belle que celle donnant sur la rue mais plus étroite ; le bois est marqueté, brillant, clair et foncé, une œuvre d’art.

Je vais rentrer, une étrange sensation m’envahit, j’ai l’impression de profaner le lieu mais en même temps de ne pas pouvoir faire autrement que de me trouver ici aujourd’hui. Passé le seuil, un petit vestibule me mène à un immense salon qui les jours de fêtes devait aussi faire office de salle de bal. J’entends, perdus dans les méandres du temps les accords joyeux d’une valse. Un grincement dans le fond me sort de ma rêverie ; un homme se dirige vers moi, il n’est plus très jeune, son maintien et son élégance témoignent de son ascendance, il fait partie de ceux qui sont bien nés. Les vêtements foncés à la coupe parfaite renforcent cette image. Il est à ma hauteur et me gratifie d’un sourire avenant. Ses yeux noirs n’ont rien perdu de leur éclat et semblent hésiter entre étonnement, curiosité et humanité.

_ Bonjour, je suis Ruben de La Selva, propriétaire de cette demeure ; je n’attendais plus personne à cette heure, d’ailleurs vous êtes la seule visite que j’ai eue. Ces grandes maisons ne semblent pas intéresser grand monde, d’autant plus qu’il y a beaucoup de rénovations à faire ; pourtant elle a eu ses heures de gloire vous savez.

_ Oui, j’ai cru deviner.

_ Alors l’acquisition de la maison vous tenterait ?

Je lui raconte mon amour des belles pierres et m’excuse de ne pas avoir su résister à la tentation de venir voir. Il sourit un peu tristement.

_ C’est vrai, ma maison est belle mais elle est exigeante et je ne peux plus subvenir à ses besoins. Je suis le descendant d’une famille de planteurs de canne à sucre aux Antilles, mes ancêtres avaient plusieurs plantations, à Cuba, en Guadeloupe, à la Dominique. Nous avions même une flottille qui naviguait entre la métropole et les îles. A cette époque le commerce était florissant mais … la diététique, les nutritionnistes, les régimes et l’OMS sont passés par là et les gens ne consomment plus de sucre. La magnificence a fait place à plus de rigueur voire d’austérité. Je ne me résous pas à la voir décliner ainsi, c’est pourquoi je l’ai mise en vente. Il me reste une propriété à Marie Galante, et dès la vente conclue je compte m’y installer.

Il me propose de visiter le reste de la maison et l’étrange sensation m’accompagne encore ; les portraits des ancêtres dans la galerie ne me quittent pas des yeux ; leurs regards m’interpellent, l’air n’est pas léger ; il règne ici une force du passé qui n’est pas facile à supporter. Cependant la beauté des lieux force l’admiration : noblesse des matériaux, richesse des étoffes, éclat du cristal, tout ramène au luxe d’antan.

Après avoir remercié mon hôte, je me retrouve dans la rue encore figée dans l’époque de la vieille bâtisse ; la claque du présent revenu ne parvient pas à me libérer des bruits de sabots, d’étoffes, de voix, et de l’odeur insistante des cigares.

Je suis dans un état second et ne trouve plus mes repères. Devant moi marche un homme, je ne vois que ses cheveux, noirs, très frisés ; il est svelte, la démarche est souple, son allure me rappelle vaguement quelqu’un. Je hâte le pas et me trouve à sa hauteur ; en le dépassant nous échangeons un regard, ses yeux d’un jais fiévreux et sa peau métissée me ramènent aux tableaux de la galerie ; je suis presque sûre de l’avoir vu dans une des toiles exposées.

Comment est-ce possible ? Un fantôme ? Une ombre surgie du passé ?

Il me sourit malicieusement.

_ Vous étiez à la Bayamesa, je vous ai aperçue tout à l’heure dans le grand salon avec mon grand-père . Venez, allons prendre un café, je vous raconterai son histoire.

Je le suis, j’obéis, je ne me reconnais pas, décidément aujourd’hui tout est mystère… Nous entrons dans un café, l’endroit est confortable, de petits box propices aux révélations de secrets ; il choisit une table dans le fond. Le garçon a apporté les consommations, j’attends impatiente les confidences, lui, boit doucement et semble s’amuser de mon avidité à percer l’histoire familiale.

_ Je descends d’une famille de planteurs de canne à sucre. Mes ancêtres en récompense de leur dévouement et de leur bravoure ont reçu des domaines aux Antilles. Un travail acharné et passionné a fait fructifier les exploitations. Au 18ième siècle déjà leur sucre était réputé dans toute l’Europe pour sa finesse et sa saveur. Une petite flotte l’ acheminait vers le vieux continent. Mon arrière grand-père décida de construire un hôtel particulier qui lui permettrait de résider et d’accueillir les négociants lorsque les affaires le demandaient. Il était de bon ton de recevoir les futurs acheteurs avec des dîners et des fêtes somptueuses. La bayamesa commençait à être connue dans les grandes capitales pour le raffinement de ses réceptions. En déambulant dans les salles et les galeries vous avez du avoir une idée des fastes passés.

_ Oui, c’était même plus fort qu’une impression, j’étais comme transportée vers le passé, j’entendais, je voyais, je ressentais.

_ C’est le pouvoir de cette demeure ; mon grand-père y est très attaché mais il a dû vous expliquer : le sucre n’est plus en vogue de nos jours, la famille a eu des revers de fortune et il doit s’en séparer. Je suis content que quelqu’un s’intéresse à cette maison pour son âme et non pour son potentiel. J’espère que l’on va se revoir. Au fait, quel est votre métier ?

_ Je suis diététicienne et je m’envole la semaine prochaine pour le Canada où j’ai un contrat de trois ans. Et vous ?

_ Je suis médecin nutritionniste et je travaille à Québec ; vous voyez, on va se revoir souvent.

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